CHAPITRE 2

Comment dormait (et dort encore) l’humain sans attirail industriel?

Pas de gros matelas à l’horizon.

Considérant que le corps humain a évolué sans épais matelas et oreillers pendant des centaines de milliers d’années, ce n’est pas déraisonnable d’assumer qu’on puisse dormir sans tout un attirail industriel.

Je peinais à trouver du contenu plus approfondi pour comprendre réellement ce que ça implique par exemple.

Photo de Carol Worthman, Emory University.

Photo de Carol Worthman, Emory University.

Et puis l’archéologue Martin Lominy m’a fait découvrir un nouvel univers en me partageant l’article How To Sleep Like a Hunter-Gatherer: Not all people sleep in "giant sleep machines," like we do. L’auteur Jeff Warren y partage sa fascinante discussion avec Carol Worthman, une pionnière de la recherche sur le sommeil en anthropologie.

Elle étudie les environnements et habitudes de sommeil de sociétés urbaines contemporaines et de communautés non-industrialisées. Elle a elle-même choisi d’étudier le sommeil après avoir réalisé qu’on ne connaissait presque rien sur le sujet d’un point de vue anthropologique.

À quoi ressemblent les “lits” dans ces communautés? La description la plus précise que j’ai réussie à retrouver est celle-ci. Dans son ouvrage Toward a Comparative Developmental Ecology of Human Sleep, Carol Worthman partage ses découvertes de sa recherche incluant dix groupes de chasseurs-cueilleurs, gardiens de troupeaux, horticulteurs et agriculteurs de l’Amérique du Sud, de l’Afrique, de l’Asie centrale et du sud-est et du Pacifique.

 
Worthman et Melby (2002), Toward a Comparative Developmental Ecology of Human Sleep, p.73.

Worthman et Melby (2002), Toward a Comparative Developmental Ecology of Human Sleep, p.73.

 

On comprend par cet extrait que les aménagements sont variés et adaptés au climat : directement sur le sol (sablonneux et malléable ou dur et irrégulier), sur une fourrure, une couverte, un tapis, des feuilles finement éparpillées, perché entre deux bûches, sur des tapis ou dans des hamacs.

La suite du texte explique que les autres communautés étudiées dorment sur des plateformes élevées d’un pied ou plus du sol, de constructions variées (surface solide ou tissée) et sur lesquelles est déposé une couverte, une fourrure, de l’écorce et/ou un tapis.

Je voulais le voir pour le croire

Je cherchais des images pour voir à quoi ressemble le positionnement du corps dans un environnement de sommeil aussi simple. Je n’ai pas réussi à trouver des photos provenant des recherches de Carol Worthman directement, mais j’ai trouvé celles-ci de Frédéric Lagrange, issues de l’article The Kombai par Oliver Steeds. L’auteur explique dans l’article que les hommes Kombai, une tribu de Papouasie-Nouvelle-Guinée, dorment dans des cabanes dans des arbres et les femmes dorment dans de petites maisons au sol.

Crédit photos : Frédéric Lagrange, de l’article The Kombai.

Crédit photos : Frédéric Lagrange, de l’article The Kombai.

J’ai aussi trouvé ces photos, issues des recherches du biologiste évolutionniste David R. Samson, et ça m’a fascinée. 😳👇

David R. Samson est un chercheur et assistant professeur au Département d'anthropologie de l'Université de Toronto. Il étudie la biologie, l'écologie et l'évolution du sommeil des primates. J’avais découvert plus tôt ses recherches sur les nids des grands singes. De fil en aiguille je suis tombée sur ses recherches sur le sommeil des Hadza, une tribu de chasseurs-cueilleurs de Tanzanie. C’est une population moderne dont le style de vie reflèterait encore celui des premiers humains.

On apprend notamment dans cet article que le les Hadza dorment en groupe, dehors à côté de leur foyer ou ensemble dans des huttes faites d'herbe tressée et de branches. Ils dorment au sol et sans éclairage artificiel.

Campement d’une communauté Hadza. Photo par Peter Ungar, University of Arkansas.

Campement d’une communauté Hadza. Photo par Peter Ungar, University of Arkansas.

Je voulais en savoir davantage alors j’ai invité David Samson au podcast et il a accepté! 😄👇

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Dans cet épisode intitulé L’évolution du sommeil, on explore comment dormait l'humain "dans la nature" et on discute de l'influence des environnements industrialisés sur notre sommeil. David fait valoir les études sur le sommeil en contexte réel et non en laboratoire (comme c’est le cas pour beaucoup d’entre elles). Il met en lumière le décalage entre nos modes de vie ancestraux et actuels et souligne l'importance de la perspective évolutive pour comprendre comment vivre mieux, en harmonie avec notre héritage biologique.

Selon ses découvertes, la qualité du sommeil de ces chasseurs-cueilleurs ne serait pas meilleure que la nôtre, mais les Hadza ne se plaignent pas de troubles de sommeil non plus.

La recherche de David auprès des Hadza ne portait pas spécifiquement sur les lits. Selon ses observations, il peut quand même confirmer que les “matelas” utilisés dans cette communauté sont beaucoup plus simples que ce qu’on connait : Des couvertes ou des peaux d’animaux d’une épaisseur de quelques millimètres seulement et sans réel oreiller. Il confirme aussi que la “biomécanique du sommeil” (comment on se positionne et bouge en dormant) est un sujet encore à explorer du point de vue anthropologique.

Surprise surprise!!

Ce que David dénote clairement de ses études c’est que dormir seul dans un environnement paisible et contrôlé est une exception dans l’histoire de l’humanité. Le sommeil humain est social, c’est-à-dire en groupe.

David Samson explique que le sentiment de sécurité permettrait un sommeil plus profond et favorable au bon fonctionnement du cerveau. Ce qui est fascinant, c’est que si le feu offre une réelle protection contre le froid et les prédateurs, ce serait la dimension sociale du sommeil qui assure la plus grande sécurité.

Selon la « théorie du sentinel », les membres de la communauté restent éveillés en alternance pour surveiller le feu et il y a très peu de moments où tous sont endormis en même temps. Ça expliquerait possiblement le décalage des heures de coucher préférées des individus. Couche-tôt ou couche-tard? Les variations d’heure de sommeil serait une adaptation évolutive pour assurer qu’il y ait toujours certaines personnes éveillées la nuit.

Pendant notre discussion, David Samson a aussi mentionné avec humour qu’il ne croit pas qu’un occidental qui arriverait dans la communauté Hadza choisirait de dormir seul dans son coin bien longtemps (parce que ce serait trop épeurant).

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Moi qui peinait à trouver des informations sur la biomécanique et sur les aménagements de sommeil en dehors des sociétés occidentales, je me retrouvais avec une nouvelle variable à considérer dans l’environnement d’un dormeur : D’autres humains. 😱
Une variable qui bouge, qui pense et qui ronfle…

Sommeil à l’occidentale : On est une étrange exception

L’anthropologue Carol Worthman arrive aussi à la conclusion que le sommeil dans les sociétés traditionnelles est rarement solitaire. Notre représentation de dormir, c’est seul ou en couple dans un oasis de calme. Mais nos chambres à coucher modernes, qu’on croit universelles, sont en fait l’exception.

découvert que les habitudes et contextes de sommeil sont beaucoup plus variés que ce qu’on imagine. Tellement qu’elle voit même nos habitudes de sommeil occidentales - qu’on croit universelles - comme une étrange exception.

exemple des Aché du Paraguay, pour qui la nuit est un moment de socialisation, de partage et de rituels autant que de sommeil. Ce qui me fascine encore davantage est que cette tribu dort dans un environnement ultra riche sensoriellement et en grand groupe multigénérationnel incluant « les femmes avec enfants, les aînés ronflants, les animaux domestiques et les amis chasseurs surveillant le feu ».

Dans son ouvrage Toward a Comparative Developmental Ecology of Human Sleep, elle explique que dormir se fait presque toujours avec d’autres, en collectivité ou en famille.

Le nombre, le sexe, l'âge et la proximité des personnes qui dorment varient considérablement d'une société à l'autre et même à l'intérieur d'une société. Mais pratiquement personne ne dort seul.

cependant, le degré de co-sommeil varie de lieux de couchage partagés à des emplacements séparés dans des espaces partagés en passant par des espaces séparés dans des bâtiments avec une faible séparation acoustique interne. En plus de créer divers degrés de contact physique et de stimulation, ces pratiques de sommeil social créent des possibilités d'excitation nocturne socialement entraînée ou de perturbations liées aux activités des autres. (p.78)

Worthman et Melby (2002), Toward a Comparative Developmental Ecology of Human Sleep, p.77.

Worthman et Melby (2002), Toward a Comparative Developmental Ecology of Human Sleep, p.77.

 

Dormeurs sociaux depuis… toujours?

Le lit de feuilles de 77 000 ans (présenté au Chapitre 1) serait assez grand pour accueillir toute une famille, ce qui soutient l’idée que nos ancêtres dormaient en groupe multigénérationnel. Même à l’Âge de la pierre.

À défaut d’avoir une photo de ça, j’ai fait un dessin 👇

 
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L’intimité au lit : Une invention récente

Histoire du lit : La chambre à coucher, un espace social

Le lit, en journée, est un item de mobilier qui peut aussi servir à s’asseoir.

Livre What We Did in Bed

In this sweeping social history that covers the past seventy thousand years, Brian Fagan and Nadia Durrani look at the endlessly varied role of the bed through time. This was a place for sex, death, childbirth, storytelling, and sociability as well as sleeping. But who did what with whom, why, and how could vary incredibly depending on the time and place. It is only in the modern era that the bed has transformed into a private, hidden zone, and its rich social history has largely been forgotten. -

Site de Brian Fagan - Professeur au département d’anthropologie à l’Université de Californie : http://brianfagan.com/

https://www.amazon.com/What-We-Did-Bed-Horizontal/dp/0300223889


Grecs et romains -

  • Europe médiévale - Grande pièce commune, les dirigeants entourés de leurs partisans - https://thriveglobal.com/stories/beds-history-evolution-caves-technology-smart-mattresses-rest-sleep/

  • 14th century - Beds in Late Medieval and Tudor Times - England : Les pauvres dorment par terre sur de la paille, avant que les plateformes fassent leur place, comme signe de statut social. Les riches ont des lits splendidement décorés et accompagnés de literie fine. Accueillir des gens, le jour et la nuit. Objet de haute valeur, lègue en héritage. http://www.oldandinteresting.com/medieval-renaissance-beds.aspx

  • France médiévale : « Véritable objet diurne à part entière dans l’habitat, le lit était ainsi tantôt banc, tantôt tapis » aspect commun, qui a déjà été traité dans des travaux marquants, le lit est un meuble à la symbolique très forte. Meuble de grande valeur, légué en héritage. https://journals.openedition.org/insitu/22584

  • Nobles et riches bourgeois - Les rois et reines ont des chambres privées, mais la coutume d’accueillir des visiteurs, même dans son lit, demeure. Témoigner sa confiance, un honneur pour l’invité. https://thriveglobal.com/stories/beds-history-evolution-caves-technology-smart-mattresses-rest-sleep/

  • Louis XIV gouvernait de sa chambre et signait des décrets de son lit, entouré de fonctionnaires et de courtisans. https://theconversation.com/the-bizarre-social-history-of-beds-122517

Le lit devient privé - 19e siècle - Dormir ou faire des bébés.

Urbanisation qui amène une autre architecture, des appartements étroits cordés en ville, de petites pièces séparées.

Époque victorienne - La chambre à coucher devient une question de moralité. Valeurs de l’Église catholique - valorise le marriage, la chasteté et la famille. La chambre est réservée au couple et certains enfants ont leur propre lit.

>> L’imaginaire du sommeil <<

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Le confort et la sécurité : Des besoins intemporels et universels. Mais ce qu’on considère confortable et sécuritaire varie.

+ + la dimension sociale

Niveau de complexité supérieur : Comment se positionnent les individus en grand groupe? en petit groupe? avec des enfants? des aînés? des bébés? est-ce différent entre des personnes non reliées versus membres de la même famille?

Je n’ai pas réussi à retrouver de photos.

On ne retournera pas à un sommeil communautaire et je n’aspire pas accueillir des visiteurs pour la nuit…

mais cette réflexion du sommeil social est aussi au coeur du sommeil avec son/ses enfants.

Même si nos maisons nous protègent aujourd’hui de toutes les menaces et de tous les inconforts, le contact humain n’est-il pas encore fondamental à notre bien-être?

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Continuer la recherche. Voir des contextes de sommeil d’autres pays pour voir les aménagements + voir à quoi ressemble le sommeil multigénérationnel