CHAPITRE 4
Comment dormir par terre?
La soeur de Vincent qui dormait sous une table.
Dans cette section on partage nos découvertes sur (1) les postures de sommeil au sol (ou sur des surfaces plutôt fermes) et (2) les astuces qu’on a trouvées pour faire la transition d’un matelas conventionnel à notre futon japonais.
Comment le corps se place-t-il pour s’allonger sur des surfaces fermes (versus molles)? Comment dormir par terre? Comment dormait l’humain avant l’invention de l’oreiller?
Ça fait partie des questions que je me posais. Et je constate après plusieurs dizaines d’heures de recherche que la “biomécanique du sommeil” est encore très peu abordée en dehors du paradigme centré sur le matelas industriel et les oreillers surdimensionnés.
J’ai encore plus de questions que quand j’ai commencé mes recherches. Grâce à différents experts, j’ai tout de même pu trouver des idées et des images fascinantes.
Voici en trois sections ce que j’ai trouvé jusqu’à maintenant (et toutes les questions qui demeurent).
Si vous vous demandez “Mais pourquoi vous dormez par terre???”…
… on en parle dans l’intro et la section Repenser le lit.
Postures de sommeil
Doit-on vraiment chercher la position parfaite?
Comme mentionné dans les sections précédentes, c’est Katy Bowman qui a allumé le feu. On n’aurait probablement pas questionné notre lit de si tôt et perçu son lien avec nos mouvements si ce n’était de ses articles qui expliquent comment elle dormait par terre avec ses enfants et les bénéfices de cela pour le corps.
Dans ses différents articles sur le sujet du lit, Katy ne présente pas vraiment d’images de positions ou postures précises pour dormir. Katy n’encourage pas la quête de LA position de sommeil parfaite (sa perspective est la même pour le bureau dynamique d’ailleurs. L’objectif n’est pas de trouver l’unique position optimale pour rester immobile pendant des heures. Le but c’est de bouger régulièrement et différemment.) Elle insiste plutôt sur le besoin du corps de bouger de manière fréquente et variée, en harmonie avec notre environnement.
« There is no ideal sleep position in the same way there is no ideal "all day" position. Humans have been sleeping on constantly varying natural surfaces, curling or opening their body for heat regulation, for eons just like any other animal. » - Katy Bowman, de l’article Your Pillow is an Orthotic.
Katy insiste tout de même sur l’importance de faire une transition graduelle si on décide de changer notre matelas conventionnel (on en parle au Chapitre 5). Bien que dormir au sol était naturel avant, notre corps a été formé autrement par nos matelas et oreillers industriels. Le corps peut dormir sur différentes surfaces quand on a l’habitude. Ça implique de développer cette habitude et c’est préférable de le faire de manière graduelle pour éviter les désagréments.
M’a fait pensé au fait que quand on est fatigués, on peut dormir n’importe où.






Ci-haut c’est des photos de mon enfance. Mais le besoin de dormir prend le dessus sur l’endroit où on se trouver et notre posture, même à l’âge adulte. En voir des exemples frappants que googlant des photos de “inemuri”, la pratique japonais de faire des siestes en public. (malheureusement, c’est aussi le résultat d’un manque chronique de sommeil dû à une intense culture de performance au travail, mais ça c’est une autre histoire)
« If you’re tired you will sleep anywhere, but if you’re not tired even the most luxurious bed will not put you to sleep, so what are we talking about here — a bed or being tired? »
- Ayush Kasliwal, designer. Citation rapportée de cet article.
Patrick Hogan : Postures de repos instinctives
Le physiothérapeute Michael Tetley a écrit un article assez atypique sur les postures de sommeil et de repos intuitives. Son idée centrale est que l’humain, comme tous les autres primates dans un habitat naturel, savent intuitivement comment se positionner pour prévenir ou corriger des lésions musculo-squelettiques.
Tetley mentionne avoir vécu avec des peuples autochtones dans les années 1950 quand il a dirigé un peloton de soldats africains provenant de neuf tribus différentes. Il aurait appris à ce moment comment dormir sur le côté et sans oreiller pour pouvoir écouter les alentours avec ses deux oreilles (et percevoir le danger potentiel). Il mentionne aussi avoir organisé plus de 14 expéditions dans le monde pour rencontrer des peuples autochtones et étudier leurs postures de sommeil et de repos.
Par ses expériences et observations, Tetley remarque l’adoption de postures similaires entre les peuples autochtones et constate que les gens présentent peu de problèmes musculo-squelettiques comparativement aux sociétés industrielles. Il statut aussi que les oreillers ne sont pas nécessaires.
Si le sujet pique la curiosité, l’article n’est pas particulièrement approfondi, il y a peu d’informations sur l’auteur ailleurs sur le web et c’est difficile de trouver des études similaires. Aussi, les postures montrées dans l’article sont intéressantes, mais les photos sont bizarres (je suggère plutôt de regarder le vidéo de Patrick Hogan, on en parle à la section #3).
Tout de même, la perspective de Tetley est intéressante et mériterait d’être étudiée davantage. L’article a aussi soulevé plusieurs questions que j’aimerais adresser éventuellement.
À titre d’exemple, ça m’a fait rire de voir que ma position de sommeil sur le plancher quand j’étais enfant (c’est moi sur la photo!) est la même que celle du gorille montrée en exemple dans l’article. 🦍💤Je serais curieuse de voir comment dorment les enfants intuitivement et ce qui change (ou non) à l’âge adulte.
En cherchant des informations supplémentaires sur Michael Tetley, j’ai découvert le vidéo de Patrick Hogan “Exercise” in your sleep, qui réfère justement l’article de Tetley et présente un enchaînement de postures de repos et de sommeil à faire au sol. Je vous invite à visionner son vidéo si vous souhaitez voir des exemples de positions de sommeil!
Esther Gokhale : Ajustements pour dormir sur le côté
Esther Gokhale est une thérapeute qui offre une perspective vraiment intéressante pour comprendre à quoi ressemble une bonne posture et ce qui peut être fait pour prévenir ou limiter les douleurs au dos et au cou.
Elle explique que la plupart des douleurs peuvent être attribuées à la façon dont on se tient et à la façon dont on bouge au quotidien. Elle met en lumière des gestes qui peuvent sembler banals comme s'asseoir, se pencher, marcher, se tenir debout, s’allonger…
Ce que j’adore de l’approche de Gokhale (nommée “Méthode Gokhale”), c’est qu’elle partage ses observations auprès de plusieurs communautés et de nombreuses images d’archives pour soutenir l’idée que :
Nos ancêtres savaient bouger sans douleur.
Les bébés savent bouger sans douleur.
Certaines cultures savent encore bouger sans douleur.
Comme on nait sans manuel d’utilisation, c’est la culture qui guide notre développement.
Gokhale observe que les communautés non industrialisées souffrent moins de douleurs au dos, parce que des postures et gestes adéquats sont transmis d’une génération à l’autre. À l’opposé, elle remarque une perte de tradition kinesthésique dans les sociétés industrialisées. Elle explique avec de nombreuses images à l’appui que l’industrie de la mode et le mobilier moderne influencent nos postures (inadéquatement) et favorisent insidieusement les tensions ou blessures physiques.
C’est pourquoi la méthode Gokhale propose de réapprendre des mouvements du quotidien de manière bénéfique pour le corps, de la manière dont il a été conçu pour fonctionner, de la tête aux pieds.
Dans son livre 8 Steps to a Pain-Free Back, Gokhale n’aborde pas spécifiquement les enjeux liés au matelas et à l’oreiller industriels, mais elle offre des recommandations par rapport à deux positions de repos : S’étendre sur le dos (ce qu’elle appelle stretchlying) et dormir sur le côté (side sleeping).
Elle présente cette photo et explique que cette position de repos est naturelle et très répandue.
Sans entrer dans les détails ici (la position est expliquée en 15 pages dans le livre), ça implique :
genoux pliés
torse droit
tête alignée avec la colonne
épaule supérieure qui ne s’affaisse pas vers l’avant.
Expérience personnelle : Je dors souvent sur le côté, davantage en position foetale et les épaules qui se referment l’une vers l’autre, arrondissant mon dos. Après quelques ajustements suivant les recommandations d’Esther Gokhale, j’ai réalisé immédiatement que je respirais mieux. Avec le temps, mon corps semble plus détendu, comme si chaque partie était “à la bonne place”. Il est encore trop tôt dans mes expérimentations pour en dire davantage. Je partagerai mes prochaines expérimentations et réalisations avec le temps.
Dans son article de blogue Sleeping on Birch Branches in Samiland, Esther Gokhale présente aussi comment elle a appliqué une position de "stretchlying” pour dormir en nature avec les Samis, un peuple autochtone au nord de la Suède.
Elle décrit dans l’article à quoi ressemblait son environnement de sommeil : Dans un lavvu (ou tipi, habitation traditionnelle des Samis), sur un “lit” de petites branches de bouleau qu’elle avait coupé elle-même. Le feuillage permet de s’éloigner du sol d’un froid polaire et est également censé d’adoucir la surface sommeil (mais Gokhale mentionne qu’elle n’a pas vraiment remarqué cet effet). Elle y a ajouté des tapis de mousse et des peaux de rennes. Finalement, une couverte suspendue offrait intimité et protection contre les moustiques et la lumière du jour qui durait à ce moment 24 heures sur 24.
Esther Gokhale décrit ses nuits dans ce contexte de “confortables” et “longues”, même si les peaux de renne et les branches ne fournissaient pas beaucoup de mollesse. Pour dormir sur la dure surface, elle explique avoir utilisé cette position. Encore une fois, son conseil est d’aligner la tête avec le torse et d’utiliser son bras supérieur pour s’appuyer afin d’éviter que l’épaule ne s’affaisse. Pour quelques détails supplémentaires, je vous invite à lire son article ou à consulter son livre (l’image présentée est décrite à la p.108).
Utiliser notre bras comme oreiller 💪
Le bras n’est-il pas notre oreiller intégré? Portable, polyvalent, gratuit…
Katy Bowman pousse la réflexion encore plus loin. Elle mentionne dans ce vidéo qu’elle n’utilise plus d’oreiller et qu’elle utilise maintenant son bras comme appui (à noter que ça lui aurait pris un an pour faire la transition).
Ce qui la motive encore une fois est de faire bouger son corps différemment.
Elle explique que notre incapacité à dormir sans oreiller est dû au fait que notre corps s’est formé à l’utilisation d’un oreiller depuis l’enfance. Notre corps n’a plus nécessairement la flexibilité pour dormir confortablement sans lui.
Vidéo : Katy Bowman offre un tour guidé de sa maison repensée pour le mouvement. Segment sur les lits à 4min30.
Right now your pillow and mattress likely serve the same purpose as an orthotic or "supportive" footwear: they're supporting you in a positions you can't comfortably deal with via your own anatomy. Like an orthotic supports weakness created or maintained by wearing shoes, the pillow supports the body position created by using a pillow. Article Your Pillow is an Orthotic.
Cette proposition de Katy Bowman est assez atypique. Après tout, quand on pense à dormir, l’image qui vient rapidement en tête est un lit et un oreiller dodu. L’empreinte de l’oreiller dans notre imaginaire est si forte qu’on attribue ce contexte de sommeil même à des personnages fictifs non-humains.
Même Patrick l’étoile de mer utilise une roche en guise d’oreiller.
Le triomphe de l’oreiller est visible partout. On remarque que des articles plus ou moins élaborés inondent le web sur les positions de sommeil “optimales” et on lit constamment que l’oreiller est nécessaire pour supporter le cou.
Ce qui me saute aux yeux maintenant est que ces articles n’adressent jamais la question « Que faisait l’humain pendant les centaines de milliers d’années avant l’invention de l’oreiller? ». Le corps humain n’a-t-il pas évolué sans oreiller?
Si on revient aux photos de la section précédente, on remarque que le repos des chasseurs-cueilleurs de la tribu Hadza se fait parfois sans oreiller et parfois en utilisant une pile de couvertes d’épaisseur variable (photos du chercheur en biologie évolutive David Samson, Université de Toronto, accessibles dans ce vidéo de Reuters).
Si on cherche encore davantage de photos pour voir comment les gens dorment dans des contextes variés, on remarque cette capacité à dormir en utilisant ses bras ou des oreillers minces ou couvertes comme soutien.
Ça semble être un réflexe naturel de combler le gap entre notre tête et la surface sur laquelle on dort. Une question à se poser c’est si notre bras peut faire le travail autant qu’un objet. Une autre question c’est si on a vraiment besoin d’un oreiller ultra sophistiqué.
La position de Katy Bowman et voir toutes ces images me laissent croire que dormir avec un oreiller est une question d’habitude et non un essentiel. On était curieux alors on a simplement essayé par nous-mêmes (on en parle dans la section Transition).
Le corps de l’autre est-il un oreiller préhistorique?
Ce qu’il manque dans l’équation des articles populaires qui ne questionnent pas le matelas ou oreiller modernes, c’est la dimension sociale du sommeil humain et son impact sur nos mouvements et postures. Le confort de l’oreiller a-t-il remplacé la sécurité et l’expérience de dormir sur quelqu’un d’autre?
Quel est l’impact sur le corps de dormir en groupe? Quels sont les bénéfices d’un contact physique non intime durant le sommeil, incluant notre santé émotionnelle?
Ça semble être un champ entier encore à explorer de la perspective biomécanique.
Agathe Caillou de la classique émission Les Pierrafeu dort seule dans son berceau de roches.
Si elle a avait vraiment existé, les chances sont qu’elle aurait plutôt dormi avec Fred et Délima.
Quelque chose de même👇
Cette photo présente un membre de la tribu Kombai et son enfant, dormant à l’intérieur de leur maison dans un arbre (pour la source, j’ai beau fouiller, je ne trouve pas la publication d’origine 😢).
Comme on l’a vu dans la section précédente, on réalise qu’il n’y a pas un seul contexte naturel de sommeil. L’humain se démarque par son extraordinaire capacité d’adaptation. Il peut vivre et dormir dans les froids polaires autant que dans les déserts, les savanes et les jungles. Mais une constante est que le sommeil est presque toujours social depuis le début de l’humanité (et en dehors de l’occident).
L’humain a évolué en dormant avec au moins un ou plusieurs autres humains de sa famille ou de sa communauté. Le degré de proximité physique est variable selon les endroits : dans le même espace, côte-à-côte, collés ou entrelacés.
Ça ajoute un niveau de complexité supérieur concernant la “biomécanique du sommeil” : Comment se positionnent les dormeurs en grand groupe? en petit groupe? avec des enfants? des aînés? des bébés? comment est-ce différent entre des personnes non reliées versus membres de la même famille?
Considérer notre style de vie
Je voulais vraiment en savoir davantage alors j’ai contacté Patrick pour l’inviter au podcast et il a dit oui! 😄Basé à New York, Patrick Hogan est coach, entraîneur de mouvement et fondateur de In Aligned Movement. Dans l’épisode intitulé Dormir autrement, on parle avec lui des bienfaits de dormir au sol et de développer la résilience de notre corps.
Patrick m’a fait réaliser que la mécanique du sommeil est assez complexe et que c’est difficile d’identifier la source de nos inconforts. C’est d’autant plus complexe d’adresser la situation alors que la majorité des articles sur le sujet s’inscrivent dans le paradigme du matelas et de l’oreiller industriels. Par exemple, si une position est douloureuse, est-ce à cause de la mollesse (ou dureté) du matelas, de l’épaisseur de l’oreiller ou de l’incapacité de notre corps à adopter certaines positions? Comment savoir si nos tensions (au cou, au dos, etc.) sont liées au contexte de sommeil lui-même ou à des problèmes physiques de nos activités (ou de notre inactivité) durant la journée?
[Ça me fait d’ailleurs penser au témoignage de ce couple qui a fait l’expérimentation de dormir au sol pendant un an. Ils ont fait la transition vers un matelas au sol, puis sont retourné au lit classique en espérant régler les douleurs au dos de la femme. Finalement, ils sont revenus à dormir au sol après avoir réalisé que les problèmes de dos étaient liés aux heures passées assises devant l'ordinateur durant la journée et non au lit lui-même.]
Dans cet esprit, on discutait justement avec Patrick de l'importance de repenser nos maisons et de questionner le confort moderne pour bouger plus naturellement. Il rappelle que notre matelas et les postures qui y sont associées ne sont qu’une facette d’un sommeil adéquat. C’est tout aussi essentiel d’adresser les autres dimensions de la nuit et de considérer ce qu’on fait en journée pour mieux dormir le soir venu.
Bref, dormir autrement, c’est faire un “zoom-in” sur nos mouvements, mais aussi un “zoom-out” sur notre habitat et style de vie.